Des membres influents de la minuscule
bourgeoisie d’Haïti ont tenté de s’accaparer la Police Nationale
d’Haïti pour en faire leur propre milice privée, d’après
un
câble secret de l’ambassade des É.-U. mis à la disposition d’Haïti
Liberté par l’organisation WikiLeaks.
L’ancien ambassadeur des
États-Unis en Haïti, James Foley, a émis un avertissement contre
« la livraison privée d’armes à la PNH » (Police
Nationale d’Haïti) après avoir appris d’un éminent homme
d’affaires haïtien que « certains propriétaires d’entreprise
ont déjà commencé à acheter des armes et des munitions dans la
rue pour les distribuer aux officiers de police locaux en
échange de patrouilles régulières ».
Fritz Mevs, membre de l’«
une des familles les mieux nanties d’Haïti et un membre aux
liens bien connus avec l’élite du secteur privé », qui
possède d’importants intérêts commerciaux dans le centre-ville
et le port de Port-au-Prince, est la principale source du
rapport du 27 mai 2005 de Foley.
« L’élite du secteur
privé » d’Haïti a été un allié clé pour l’avancement de
l’agenda de Washington en Haïti, du libre-échange à la
privatisation des entreprises d’État, en passant par les deux
coups d’États, qui ont forcé à l’exil le président Jean-Bertrand
Aristide, suivis d’occupations militaires étrangères.
Mevs
a affirmé à l’ambassade que le président de la
Chambre de commerce d'Haïti,
Reginald Boulos, avait « distribué des armes à la
police et encouragé d’autres à faire de même afin d’occulter ses
propres actions ». Boulos est actuellement membre du
Conseil d’administration de la Commission intérimaire pour la
reconstruction d’Haïti de Bill Clinton (IHRC), qui contrôle le
décaissement des 10 milliards de dollars de dons pour la
reconstruction d’Haïti après le séisme du 12 janvier 2010.
Le câble décrit la
période après le coup d'État du 29 février 2004 qui a renversé
Aristide, réprimé son parti, Fanmi Lavalas, et mis en place un
gouvernement de facto appuyé par les É.-U., en plus de
permettre à une armée d’occupation de l’ONU forte de 9 000
militaires, dénommée MINUSTAH (Mission des Nations unies pour la
stabilisation en Haïti), de s’installer dans le pays.
Le gouvernement
intérimaire du Premier ministre de facto, Gérard Latortue, et
ses alliés paramilitaires ont eu de la difficulté à stabiliser
leur régime impopulaire, même en ayant recours à l’assassinat,
l’emprisonnement, et la purge d’au sein de la fonction publique
de milliers de militants et sympathisants de Lavalas.
Le régime Latortue a
connu des difficultés considérables pour réprimer des bastions
pro-Aristide comme les bidonvilles de Bel Air et Cité Soleil,
qui ont opposé une farouche résistance armée contre le coup
d'État et l'occupation. Le gouvernement du coup d’État,
l’ambassade des É.-U. et l’élite haïtienne ont étiqueté les
combattants de la résistance de « bandits » ou de «
gangs », les termes utilisés pour les décrire dans le câble.
Un câble intitulé «
Le secteur privé haïtien paniqué par l’augmentation de la
violence », relaie le rapport de Mevs à l’agent politique de
l’ambassade, selon lequel « des membres influents de la
communauté des affaires [haïtiennes] sont exaspérés par
le manque de sécurité dans les zones vitales du port et des
zones industrielles de Port-au-Prince et sont apparemment en
train de fournir des armes lourdes à la police locale dans le
but d’assurer la sécurité des entreprises et des employés ».
Foley écrit que «
Mevs affirme que parmi les près de 150 propriétaires
d’entreprises de la zone, probablement 30 d’entre eux ont déjà
apporté un appui direct (incluant armes, munitions, ou autre
matériel) à la police, et le reste entrevoit pour bientôt cette
possibilité ».
Mevs « a, dans
l’ensemble, défendu l’idée d’une police armée par le secteur
privé, mais déploré la manière anarchique et désordonnée que ses
collègues semblaient utiliser pour distribuer les armes »,
signale le câble. Mevs s’inquiétait aussi « que
l’acheminement secret d’armes renforcerait la rumeur qui voulait
que l’élite soit en train de créer ses armées privées »,
ce qui était effectivement le cas. Mevs demandait à l’ambassade
si « les É.-U. songeraient à superviser [un]
programme » qui permettrait à l’élite de fournir des armes
légalement à la PNH, car « il ne faisait pas confiance ni à
la MINUSTAH ni à la PNH pour contrôler correctement la
distribution des armes. »
La « rumeur »
concernant l’armée privée a été corroborée par des « [c]ontacts
du conseiller économique [qui] faisait de temps à autre des
rapports sur les discussions entre les dirigeants du secteur
privé concernant le financement et l’armement de leurs propres
armées privées ».
Foley a ajouté que le
conseil d’administration [de la Chambre de commerce
américaine.] avait déjà discuté de manière informelle de
fournir du matériel autre que des armes aux postes de police,
comme des meubles et des fours à micro-ondes, mais en ont décidé
autrement, de peur que les dons aux postes de police ne soient
promptement subtilisés »
La sécurité autour des
secteurs portuaires et des entrepôts de la capitale a dégénéré
après la mort, le 30 mars 2005, de Thomas Robenson, alias
Labanière, ancien leader Lavalas dans le quartier Boston de Cité
Soleil, qui avait retourné sa veste en faveur du coup d’État de
2004 et assurait la sécurité des zones commerciales avoisinantes
de la bourgeoisie. Labanière a été tué par un de ses gardes du
corps, Evens Jeune, « présumément dans le cadre d’un complot
fomenté par un chef de gang rival pro –Lavalas, Dread Wilme »,
écrit Foley.
Après cela, la force de
l'ONU a tenté de sécuriser les zones commerciales mais «
s’est révélé un piètre substitut à Labanière », a
affirmé à l’ambassade un conseiller politique du maire de Cité
Soleil, notamment parce que « les troupes de la MINUSTAH (qui,
dit-il mettaient rarement les pieds hors de leurs véhicules)
étaient incapables de faire la différence entre les bandits et
la population en général comme Labanière pouvait le faire ».
Les résidents de Cité
Soleil ne considéraient pas Emmanuel Wilmer (alias Drèd ou Dread
Wilme) comme un « bandit ». Ils le considéraient comme un
héros qui les défendait contre les paramilitaires en faveur du
coup (qui en 1994 avaient incendié de nombreuses demeures dans
le bidonville rebelle) et les troupes d’occupation de l’ONU. De
nos jours, l’un des principaux boulevards qui traverse Cité
Soleil porte son nom, et des murales à son effigie ornent de
nombreux murs.
En avril 2005, Wilme a
confié à l’émission Lakou New York, diffusée sur les
ondes de la station Radio Pa Nou de Brooklyn, que « la
MINUSTAH a tiré des gaz lacrymogènes sur le peuple. Des enfants
sont morts à cause du gaz et des gens se sont fait tirer dessus
à l’église … La Croix-Rouge est la seule à nous venir en aide.
Les soldats de la MINUSTAH restent cachés dans leurs tanks et ne
font que viser et tirer sur les gens. Ils tirent sur les petits
commerçants dans la rue. Ils tirent sur les simples passants
dans la rue. Ils tirent sur des gens qui sont assis et
travaillent au marché ».
Cependant, pour Foley et
l’élite haïtienne, les militaires de l’ONU ne faisaient pas
assez de répression. « D’après Mevs, bien que la MINUSTAH
ait, à l’occasion, obtenu un certain succès en postant ses
véhicules blindés près du Terminal, il dit que les criminels
forcent fréquemment les véhicules à se déplacer (en brûlant des
pneus ou des matières fécales à proximité), et dès que les
véhicules se déplacent, le saccage se poursuit ».
Foley a demandé au «
noyau » des bailleurs de fonds internationaux et aux
militaires de l’ONU une « réponse rapide et agressive » à
la demande du secteur des affaires pour des mesures contre les
« éléments criminels » de bidonvilles comme Cité Soleil.
« L’ambassadeur Foley
a averti le Noyau que l’inaction de la MINUSTAH à Cité Soleil
mettait en danger les élections, et que l’insécurité autour de
la zone industrielle risquait de porter atteinte à ce qui reste
de l'économie haïtienne », indique le câble.
En réponse,
le chef de mission des Nations unies, Juan Gabriel Valdes, «a
promis une réponse plus robuste de la MINUSTAH » qui s'est
réunie avec les dirigeants de la police pour élaborer un plan en
« coordination avec le secteur privé », explique le
câble.
« Pour répondre à
l’insistance de l'ambassade et du secteur privé, la MINUSTAH
élabore actuellement un plan visant à protéger la zone »,
conclut le câble.
Quelques semaines plus
tard, le 6 juillet 2005, à 3 heures du matin, 1 440 soldats
brésiliens et jordaniens ont encerclé Cité Soleil avec leurs
tanks et attaqué. Des hélicoptères ont largué des bombes et les
troupes de l'ONU ont tiré plus de 22 000 balles, faisant
d’innombrables dizaines de victimes parmi les civils, dont des
femmes et des enfants. (En d'octobre 2005, les résidents de Cité
Soleil ont dit à une délégation d'enquête pour le Tribunal
international sur Haïti que de nombreux cadavres avaient
rapidement été emportés dans des véhicules de l’ONU pour
disparaître à tout jamais.) Des groupes de défense des droits
humains ont qualifié le carnage de « massacre ».
« On ignore encore le
degré d’agressivité dont a fait preuve la MINUSTAH, quoique 22
000 projectiles représentent une grande quantité de munitions
pour n’avoir fait que six victimes » (le nombre de morts
officiel selon l’ONU), écrit Foley dans un câble de l’ambassade
daté du 26 juillet 2005 obtenu par le professeur Keith Yearman
en vertu de la loi sur l’accès à l’information. L'ONU a prétendu
avoir uniquement tué« le chef de gang Dred Wilme et cinq de
ses associés », selon le câble, tout en affirmant qu’«
à l'hôpital Saint-Joseph près de Cité Soleil, Médecins sans
frontières a reçu 26 victimes par balle de Cité Soleil le 6
juillet, dont 20 femmes et au moins un enfant ».
Entretemps, le
journaliste Jean Baptiste Jean Ristil, un résident de Cité
Soleil, a réalisé une interview avec « un Fredi Romélus en
pleurs [qui] a raconté la manière dont les troupes de
l’ONU ont lancé une grenade de fumée rouge dans sa maison, avant
d’ouvrir le feu et de tuer sa femme et ses deux enfants », a
rapporté Haïti Information Project (Projet d'information sur
Haïti). Jean Ristil a également filmé l’intérieur de la maison
où gisait le corps de la femme de Fredi, Sonia Romélus, 22 ans,
« tuée par la même balle qui a transpercé le corps de son
petit garçon âgé de un an, Nelson, » a rapporté HIP. « Il
semble qu’elle tenait l’enfant dans ses bras lorsque l’ONU a
ouvert le feu. Stanley, son fils de quatre ans qui était
à côté d’eux a été tué d’une balle dans la tête ».
Une délégation syndicale
et de droits humains, qui était en Haïti à ce moment-là et qui a
visité Cité Soleil le jour suivant, a rapporté que « cet
assaut militaire tous azimuts contre un quartier densément
peuplé... [que] confirment de nombreuses sources, a tué
au moins 23 personnes » et peut-être jusqu’à 50.
Alors que les preuves
de massacre s’accumulaient, l’ONU et les É.-U. ont commencé à
admettre que davantage de résidents de Cité Soleil avaient pu
mourir. « Compte tenu de la construction fragile des maisons
à Cité Soleil et de la grande quantité de munitions utilisées,
il est probable que les projectiles aient pénétré de nombreux
bâtiments, touchant des cibles non désignées », rapportent
les câbles de Foley divulgués en vertu de la
loi sur la liberté
d'information
Le 1er août,
Foley faisait l’éloge des Brésiliens dans un autre câble (obtenu
suite aux demandes de Yearman en vertu de la loi sur la liberté
d'information) intitulé « Le Brésil sort les griffes au
Bel-Air ». D’après Foley, « la situation sécuritaire dans
la capitale s’est clairement améliorée grâce aux incursions
agressives dans le Bel Air et au raid du 6 juillet contre Dread
Wilme à Cite Soleil… La Mission a félicité la MINUSTAH et le
bataillon brésilien pour le remarquable succès obtenu au cours
des dernières semaines ».
Le câble de mai 2005,
divulgué par WikiLeaks offre également un aperçu des rivalités
intestines de la classe dominante d’Haïti. Mevs estimait que les
« protestations du secteur privé contre le gouvernement
intérimaire étaient mal avisées », rapporte Foley, parce que
« le véritable ennemi d’Haïti et la véritable source
d’insécurité [était] une petite camarilla de trafiquants de
drogue et d’intrigants politiques qui contrôlent un réseau de
policiers corrompus et de gangs, responsables non seulement de
la perpétration de kidnappings et de meurtres, mais frustrant
également les efforts de représentants du gouvernement de bonne
foi et de la communauté internationale à leur encontre ». Au
centre de cette « cabale », selon Mevs, se trouvait
l’avocat très en vue, Gary Lissade, qui a longtemps œuvré à
titre d’agent de la droite. En 1993, il fut l’avocat principal
du gouvernement militaire du chef du coup d’État, le général
Raoul Cédras, durant les négociations à Governor’s Island, à New
York avec le gouvernement constitutionnel en exil d’Aristide. En
2001, Aristide, essayant de plaire à l'administration Bush, a
nommé Lissade ministre de la Justice, jusqu'à ce que les
protestations populaires entraînent son départ et celui de
l’ensemble du gouvernement du Premier ministre Jean-Marie
Chérestal. Aujourd’hui, Lissade siège, aux côtés de Reginald
Boulos, au Conseil d’administration de l’IHRC coprésidé par
Clinton.
Parmi les autres membres
de ce groupe allié « aux trafiquants de drogue colombiens »
que cite Mevs, l’on compte le puissant sénateur Youri Latortue,
un proche allié du nouveau président haïtien Michel Martelly,
Dany Toussaint, un ancien sénateur de Fanmi Lavalas qui a changé
de camp et soutenu le coup d'État de 2004 contre Aristide, et
Michel Brunache, qui a été chef de cabinet pour le président de
facto Boniface Alexandre.
L'ambassade a pris les
avertissements de Mevs à propos de la « cabale » de
Lissade avec un grain de sel. Foley a écrit que Mevs « est
sans aucun doute partial contre les individus qu’il nomme »
parce que « Mevs lui-même est l’un des principaux membres de
ce qui pourrait facilement être décrit comme un réseau
d'influence rival en compétition pour le contrôle d'Haïti contre
les personnages qu’il a décrits ». Faisant la
déclaration prémonitoire suivante, Foley dit que son ambassade
« ne saurait confirmer si la présumée clique d’intrigants
politiques alliés à des narcotrafiquants sud-américains contrôle
les gangs, nous avons vu des indications d'alliances entre
trafiquants de drogue, gangs criminalisés et forces politiques
qui pourraient rendre un tel scénario possible à la faveur de
l'élection de politiciens financés par le narcotrafic », ce
que les observateurs politiques craignent que soit la situation
en Haïti aujourd’hui.
Pendant ce temps, la légende de Dread Wilme subsiste toujours.
« Ses funérailles étaient un adieu à un héros », écrit
dans son blogue Erzili Dantò. Ses restes, installés dans une
barque vodou ont été poussés au large des côtes de Cité
Soleil, et embrasés pour que son âme puisse aller rejoindre les
innombrables ancêtres africains qui, tout comme lui, ont fait le
sacrifice ultime pour la liberté et la dignité de notre peuple.
» |