2e de 2 parties
L’article de la semaine dernière a examiné les accusations que
le sénateur Youri Latortue – décrit dans un câble secret de
l’ambassade É.-U. comme peut-être «le plus effrontément corrompu
de politiciens haïtiens » – a été impliqué dans le trafic de
drogue, les kidnappings et autres activités illégales. Nous
continuons notre portrait de ce politicien puissant à travers
les câbles secrets de l’Ambassade américaine fournie à Haïti
Liberté par l’organisation médiatique
Wikileaks.
Latortue
vs. Alexis
L’un des
plus solides rivaux politiques de Youri Latortue n’était nul
autre que le Premier ministre d’alors, Jacques Edouard Alexis,
originaire, lui aussi , des Gonaïves. Un collègue de Latortue
décrit de quelle façon « le sénateur Latortue payait des
manifestants pour manifester et interrompre les cérémonies »
de célébration de l’anniversaire des Gonaïves, auxquelles
prenait part Alexis, écrivait Sanderson dans son câble du 20
novembre 2006. « Le sénateur Latortue prend souvent avantage
des gangs locaux pour ses propres desseins dans cette veine. »
À la fin
de son câble, Sanderson commentait que « les menées de
Latortue sont un motif de préoccupation, étant donné ses
ambitions présidentielles pour 2011. Le Premier ministre Alexis
en est arrivé au point de demander son arrestation par l’USG
[le gouvernement des États-Unis], comme l’a aussi réclamé Bob
Manuel, conseiller de Préval ».
Les
escarmouches politiques entre Alexis et Latortue ont continué
tout au long de l’année 2007, sous l’œil attentif de
l’ambassade des États-Unis. La plus grosse querelle est survenue
après « le décès du juge en chef à la Cour d’appel, Hughes
Saint-Pierre, à Port-au-Prince le 24 avril, dans un accident de
la circulation », rapportait Sanderson dans un câble du 15
mai 2007. Le juge présidait le procès de La Scierie, dans lequel
plusieurs fonctionnaires du gouvernement d’Aristide et des
policiers étaient accusés d’avoir perpétré un « massacre »
à Saint-Marc, une accusation qui a depuis été complètement
discréditée. « Saint-Pierre, âgé de 75 ans, descendait d’un
‘tap- tap’ (un petit camion transformé pour servir de transport
public) sur l’artère achalandée de Delmas quand un autre
véhicule l’a heurté. Saint-Pierre avait émis le 13 avril une
décision sur une motion de rejet des charges portées contre
plusieurs accusés de La Scierie, s’abstenant de prendre une
décision finale et enjoignant le magistrat enquêteur dans la
cause de réinterroger plusieurs témoins. » Deux jours après
la mort de Saint-Pierre, l’ex-député Lavalas, Amanus Mayette,
était remis en liberté par le juge remplaçant, ce qui « a
déclenché un torrent de critiques et de théories du complot de
la part des opposants à FL [Fanmi Lavalas] », qui
prétendaient que « les parties défenderesses du procès de La
Scierie seraient libérées et ne révèleraient pas l’implication
du président Préval et d’autres responsables dans des crimes
commis sous Aristide. »
Sanderson a calmement commenté à la fin : « Outre de vouloir
faire passer la mort du juge pour une conspiration
gouvernementale visant à absoudre les défendeurs du procès de La
Scierie, Youri Latortue et ses alliés au Sénat semblent utiliser
cette occasion pour faire échouer l’adoption de législation pour
la réforme de la Justice. »
Lors
de sa rencontre avec Sanderson, plus tard en ce mois de mai-là,
Alexis a dit que « l’enquête parlementaire [de Latortue] sur
la mort de [Saint-Pierre] et les demandes visant à démettre de
ses fonctions le ministre de la Justice » étaient purement
et simplement une « attaque [...] dirigée en réalité contre
lui, orchestrée par Youri Latortue », écrivait l’ambassadeur
dans un câble daté du 25 mai 2007. Alexis « a déclaré que
Latortue avait organisé les manifestants qui lui avaient lancé
des pierres durant sa visite aux Gonaïves [...] pour les
funérailles de Saint-Pierre ». Alexis indiquait que même ses
« partisans au sein de l’élite gonaïvienne » ont demandé
de le rencontrer « en dehors des Gonaïves, parce qu’ils ne se
sentaient pas en sécurité pour effectuer la rencontre dans la
ville même », car « la force de police locale était
corrompue et sous le contrôle de Latortue ». Sanderson a
conclu, presque de façon stupéfaite, que même les partisans du
puissant Premier ministre « dans sa propre ville natale
étaient quelque peu terrifiés ».
Cinq
jours après, Sanderson écrivait à Washington que « des
observateurs politiques croient que le sénateur Youri Latortue
est soit l’instigateur ou bien il encourage les troubles »
dans cette ville du nord, car « la violence qui sévit aux
Gonaïves discrédite et le gouvernement et la MINUSTAH,
rehaussant ainsi la stature de Latortue à titre d’incontournable
alternative à la situation actuelle ».
Elle
poursuivait : « Bien que Youri Latortue ait pu venir à
représenter une sorte de combinaison de croque-mitaine et de
réponse toute faite pour les responsables du gouvernement
cherchant à expliquer leur échec pour l’amélioration des
conditions aux Gonaïves, un vaste spectre de contacts bien au
fait de la situation croient presqu’à l’unanimité que Latortue
orchestre une campagne anti-gouvernement/anti-MINUSTAH et
manipule les gangs locaux à ses propres fins politiques. De
façon spécifique, ils accusent Latortue d’encourager
l’illégalité aux Gonaïves pour discréditer le gouvernement et
raffermir ses revendications pour la restauration de l’Armée
d’Haïti, tout en renforçant sa propre base de pouvoir dans la
région ».
Offensive de charme de Latortue
L’ambassade des É.-U. a commencé à être alarmée par les
difficultés que créait Latortue – dans un câble en date du 20
juin 2007, par exemple, le chargé d’Affaires Thomas Tighe
faisait remarquer que Youri était « soupçonné de soutenir des
activités criminelles, si ce n’est d’y participer ».
Cependant, sans doute Latortue avait-il ses propres espions à
l’Ambassade qui l’ont averti des préoccupations croissantes de
Washington, car il a demandé une rencontre avec l’ambassade,
qu’il a obtenue le 18 juin 2007.
Dans un
câble du 27 juin intitulé « YOURI LATORTUE TEND LA
MAIN »,
Sanderson décrit la manière dont le sénateur « a exprimé son
désir d’entretenir de meilleures relations avec l’Ambassade et
d’étendre la portée de son parti politique » et «
expliqué qu’il appuyait l’idée de former une armée ». Elle a
remarqué que « le profil de Latortue comme principal opposant
du gouvernement et futur candidat à la présidence a été
considérablement rehaussé ces derniers mois, même si les
Haïtiens informés le soupçonnent largement d’être impliqué dans
le trafic de drogue et d’être encore directement lié à
l'activité criminelle dans son fief natal dans l’Artibonite ».
Hélas, conclut-elle « à cause de l’influence qu’exerce
Latortue, il est de plus en plus difficile pour la Mission
[l’ambassade] de le renier complètement, mais nous maintiendrons
notre politique visant à le garder à une distance raisonnable ».
Latortue
a dit à l’attaché politique de l’Ambassade, qu’il rencontrait,
que « son objectif était de transformer son organisation [LAAA]
de son statut régional en un parti national ».
«
Latortue a déclaré que la communauté internationale joue un rôle
important dans les affaires haïtiennes et qu’il doit lui tendre
la main pour réussir comme leader politique national »,rapporte
Sanderson. « Il a prétendu avoir entretenu de bonnes
relations avec l'ambassade des États-Unis dans le passé, mais
que les relations se sont dégradées au début de 2004. Sans qu’on
le lui demande, Latortue a concédé que certaines personnes
croient qu’il est un trafiquant de drogues. Il a avancé que ces
accusations étaient sans fondement, qu’elles provenaient des
ennemis politiques de son ‘oncle’ ».
Le
lèche-bottes que faisait Latortue à l’Ambassade paraît avoir été
assez évident. « Il conclut ses remarques concernant ses
ambitions politiques en admettant qu’il a toujours été et
continuera d’être un ami des États-Unis », écrit Sanderson.
« Il a dit qu’il reçoit des offres de visite de Cuba et du
Venezuela, mais qu’il décline toujours les invitations car ces
pays ‘ne représentent pas sa façon de penser.’ Il a également
prétendu avoir avisé d’autres responsables gouvernementaux que
le fait d’accepter ces offres donnerait l’impression de renvoyer
les États-Unis et le Venezuela/Cuba dos à dos. »
Youri de
dire aussi être en faveur d’« un service obligatoire d’une
année pour les 18 à 20 ans d’âge » dans une nouvelle «
force de sécurité publique » haïtienne qui « devrait
compter entre 1 000 à 2 000 effectifs. » (Haïti compte des
dizaines de milliers de jeunes dans ce groupe d’âge.)
Malgré
que Sanderson ait signalé « la flagrante ambition politique
de Latortue », elle a conclu que « dans la culture
politique ‘rien vu, rien entendu’
d’Haïti, beaucoup d’Haïtiens naturellement assument que Latortue
jouera un rôle de plus en plus important en politique, à mesure
qu’il consolide son pouvoir, et le considèrent comme un sérieux
aspirant à la présidence, même alors qu’il devient la tête
d’affiche de la corruption politique en Haïti ».
L’Ambassade a continué à recueillir de nombreux rapports venant
de différents secteurs au sujet de la fourberie de Youri. Ainsi,
un « représentant de la société civile » (dont le nom est
aussi omis pour sa sécurité) « considérait que l’insécurité
que connaissait les Gonaïves ‘était une forme d’opposition au
gouvernement haïtien causée par des personnes, motivées par
leurs ambitions politiques,’ dont certaines devraient être
derrière les barreaux, mais sont plutôt en train de briguer la
Présidence. ‘Vous savez de qui je parle’ », Il disait qu’«
étant donné ses liens de longue date avec les gangs, Latortue
fait partie d’une forte minorité capable d’interrompre des
événements organisés en appui au Premier ministre Alexis, comme
quand des manifestants ont lancé des pierres sur Alexis au cours
des funérailles du juge Hugues Saint-Pierre » et «
affirmait savoir pertinemment que Latortue est en train de
stocker des armes ».
Youri
l’emporte... pour l’instant
L’occasion pour Latortue pour renverser le gouvernement d’Alexis
s’est présentée tout au début de l’année 2008, lorsque des
protestations et finalement des émeutes de la faim ont commencé
à s’étendre en Haïti à cause du coût élevé de la vie.
« Le
sénateur Youri Latortue a immédiatement déclaré que le
‘gouvernement au pouvoir a échoué,’ et que ‘la patience des gens
a des limites’ », transmettait Sanderson dans un câble du 15
février 2008 . En totale contradiction avec son attitude à
l’ambassade des États-Unis à peine huit mois auparavant,
Latortue « accusait le gouvernement de poursuivre des
politiques ‘néolibérales’ correspondant ‘aux exigences des
institutions financières internationales’ plutôt qu’aux
nécessités du peuple haïtien ».
Sanderson
de conclure que « dix pourcent d’inflation et soixante
pourcent de chômage n’ont pas de solution à court terme. Le coût
de la vie est une question taillée sur mesure pour la démagogie
et l’intimidation du gouvernement, ce en quoi le sénateur
Latortue constitue le fer de lance pour l’instant ».
Le 12
avril 2008, le Sénat haïtien a évincé Alexis, et c'est en grande
partie grâce à qui vous-savez. « Le sénateur Youri Latortue,[...]
qui a, en fin de compte, contribué à manigancer la chute du
Premier ministre Alexis, a fait part avec exactitude de la chute
d’Alexis à l’ambassadeur canadien avant qu’elle ne se produise »,
écrit Sanderson dans son câble du 24 avril 2008. « C’est le
sénateur Latortue qui a intimé au Sénat de voter sur le sort
d’Alexis lors de l’interpellation du Sénat du 12 avril ».
Ironiquement,
au cours de rencontres avec l’ambassade des États-Unis, trois
mois plus tard, Latortue « rejetait le blâme pour les émeutes
de la faim du mois d’avril sur des éléments de Fanmi Lavalas »,
disant que c’étaient eux qui « organisaient la violence »,
indiquent les rapports de Sanderson dans un câble du 17 juillet.
(Paradoxalement, durant les émeutes de la faim, Fanmi Lavalas
tenait un grand rassemblement à Cité Soleil visant à calmer la
population.)
À cette
même réunion, Latortue a exposé son programme de sécurité comme
consistant en « 1) l’expansion de la couverture du pays par
la PNH [...] 2) la création d'une institution nationale
coordonnée de renseignements; et 3) l’établissement d’une armée
ou d’une gendarmerie ».
Comme
d'habitude, Sanderson a conclu avec le haussement d'épaules
habituel : « Avec son passé trouble et éventuellement
criminel, Latortue constitue une présence inévitable au Sénat
[...] L’Ambassade reste néanmoins consciente du passé trouble de
Latortue (qui peut se poursuivre jusqu’à aujourd’hui) et de ses
liens éventuels au trafic de drogue. Bien que Latortue soit le
sénateur le plus éloquent et le plus habile avec les médias, ses
messages aux interlocuteurs diplomatiques étrangers sont
soigneusement conçus autour de son agenda politique. L’ambassade
continuera d’entretenir des relations de travail discrètes avec
Latortue dans le but de recueillir des renseignements ».
La
nouvelle alliance Latortue/Martelly
Les
câbles de l’Ambassade en 2009 gardent l’œil sur le défi
politique posé par Latortue au camp de Préval, mais également
sur la méfiance de la communauté internationale à son égard. Par
exemple, un câble du 23 janvier explique que Michaëlle Jean,
alors gouverneure générale du Canada, lors d’une tournée en
Haïti « a évité la cité portuaire des Gonaïves pour ne
pas devoir rencontrer le sénateur de l’Artibonite Youri Latortue
qui est largement considéré comme associé au trafic de drogue et
de ce fait inapte à obtenir un visa canadien ».
De plus,
le président haïtien a commencé à faire part à l’ambassade de
ses préoccupations concernant l’ascension de Latortue, d’après
un câble du 12 mai 2009. « Il s’agissait des premières
remarques de Préval, à l’intention de l’ambassade, à l’effet
qu’il percevait le sénateur de l’Artibonite, Youri Latortue –
dont les ambitions présidentielles sont à peine voilées – comme
une menace politique », peut-on y lire.
Ironiquement, les néo-Duvaliéristes comme Youri Latortue et
Michel Martelly, avec l’appui de Washington, ont finalement
réussi à éliminer le candidat de Préval, Jude Célestin, du
deuxième tour de l’élection présidentielle de mars 2011. Ils
essaient à présent de faire adopter à toute vapeur leur marotte
de restaurer l’Armée mais, tel qu’en témoigne le rejet de
Rouzier par le Parlement, Haïti, du point vue politique, est
« tè glisse », comme on dit en créole, c’est-à-dire ‘terrain
glissant’.
Entretemps, Youri Latortue continue de mener ses affaires,
confiant en son immunité parlementaire et avec son comportement
« je sèch » (« effronté » en créole). À ce sujet, le 14
juin 2011, il tenait une séance de signature pour son nouvel
ouvrage « Mon combat au Parlement », un récit à son
avantage de ses années comme sénateur. Dans celui-ci, il dénonce
l'échec des gouvernements Aristide et Préval pour réaliser la
réforme judiciaire, cette réforme même qu’il avait si ardemment
œuvré à bloquer en tant que président de la commission Justice
du Sénat, ainsi que le montrent les câbles de l’ambassade des
États -Unis.
Dans le
nouveau livre, il décrit aussi son travail acharné au Parlement
pour « donner une autre image à l'institution ».
Et pour comble, à la signature de son nouvel ouvrage, Youri
Latortue en profitait pour autographier aussi un de ses autres
titres : « La problématique de la drogue ». |