Deuxième partie
Une prime à l’exil
Les États-Unis ont aussi demandé à
l’ex-ambassadeur haïtien en République
dominicaine s’il ne voulait pas obtenir
l’asile politique après avoir démissionné
de son poste le 18 décembre 2003.
Dans un câble du 23 décembre
2003, l’ambassadeur des États-Unis
Hans Hertell parlait de sa rencontre avec
l’ambassadeur Guy Alexandre qui avait
démissionné «à cause de ce qu’il décrivait
comme ‘des principes incompatibles’
avec le gouvernement d’Aristide» suite à
la confrontation du 5 décembre 2003 à
l’Université d’Haiti où, «selon Alexandre,
des officiers de police avaient cassé les
deux genoux de l’un de ses amis, un
vice-recteur de l’Université.» (En réalité,
c’était le recteur de l’Université, Pierre
Marie Paquiot, dont les jambes avaient
été blessées – non pas brisées – en de
troubles circonstances, durant une mêlée
entre des organisations populaires anticoup
d’État et des étudiants universitaires
pro-coup d’État, alors que le vice-recteur,
Wilson Laleau, lui, avait des blessures à la
tête.) Sollicité par Hertell, Alexandre
disait ne pas vouloir «s’envoler vers les
États-Unis», ni «n’avoir de plan pour
chercher asile aux États-Unis pour le
moment,» mais bien plutôt «des plans
pour résider en République dominicaine»
et «s’impliquer dans les affaires académiques.
» «Demander l’asile, expliquait-il
[Alexandre], ne ferait que ‘compliquer
davantage les relations bilatérales haïtiano-
dominicaines’ et ne serait pas dans le
meilleur intérêt ni de lui-même ni d’Haiti,
» rapportait Hertell. Alexandre eût-il sollicité asile aux
États-Unis, cela aurait aidé le projet de
Washington de peindre Aristide comme
un ogre politique. En lieu et place,
Alexandre «a critiqué la préoccupation
des groupes d’opposition à vouloir forcer
le départ d’Aristide sans tenir compte des
conséquences» et «mis l’accent sur le fait
que le départ d’Aristide’s ne résoudra pas
les problèmes socio-économiques d’Haiti,
» écrivait Hertell. Alexandre critiquait aussi l’opposition
anti-Aristide «pour sa fixation à
s’emparer du pouvoir plutôt que de s’atteler
aux questions difficiles telles que la
santé, l’éducation et les infrastructures», peut-on lire dans ce câble.
Le Vatican «sans regrets» pour
le coup d’État Cependant, les diplomates étatsuniens
ont trouvé des oreilles beaucoup plus
complaisantes du côté du Vatican. En novembre 2003, un attaché
politique de l’ambassade des États-Unis
là-bas rencontrait le Giorgio Lingua,
directeur de l’Office des Affaires caribéennes
du Vatican, qui lui disait que «le
Vatican avait noté des signes de mécontentement
croissants dans les rangs du
parti Lavalas» qu’il estimait pouvoir être
attisé encore par «plus de pression internationale,
spécialement des États-Unis,
pour l’accroissement de l’expression
démocratique dans le pays – sans défier
la légitimité d’Aristide,» écrivait le chargé
d’Affaires des États-Unis Brent Hardt
dans un câble daté du 14 novembre
2003. «Accroissement de l’expression
démocratique» était une phrase-code
pour des attaques croissantes contre le
gouvernement constitutionnel d’Aristide,
qui n’avait jamais imposé, ne serait-ce
qu’une fois de limites à «l’expression
démocratique» des organisations ou des
médias appelant ouvertement à son renversement. Comme en font foi le câble précédent
et d’autres suivants, «défier la
légitimité d’Aristide» et un changement
de régime en Haiti, tels étaient de fait les
buts du Vatican. Lingua disait au fonctionnaire
de l’ambassade qu’«effectuer
un changement en Haiti devrait être plus
facile qu’à Cuba,» écrivait Hardt. «À la différence de Castro, faisait observer Lingua,
Aristide n’est pas motivé idéologiquement.
‘Il s’agit d’une personne – non
pas d’un système,’ ajoutait-il.» Mais en dépit des encouragements
des États-Unis, le Vatican voulait dissimuler
sa collusion. «Interrogé à savoir
si l’incident du 16 octobre [lorsque des
manifestants anti-coup d’État protestaient
à une messe] pouvait amener le
Saint-Siège à élever la voix de façon plus
forte contre les abus d’Aristide, Lingua
ne s’était pas engagé,» écrivait Hardt,
«disant que le Vatican avait besoin de
doser la pression sur Aristide face à une
situation sécuritaire délicate sur le terrain.
» Lingua de dire que «les évêques
haïtiens devaient appuyer légèrement» à
cause «de la nature imprévisible d’Aristide,
» selon Hardt. Mais la vraie raison pour laquelle
la hiérarchie de l’Église se devait de
«doser» et d’«appuyer légèrement,» le
câble le rend clairement, c’est parce que
l’Église catholique d’Haïti était «divisée»
entre des prêtres appuyant Aristide et
une hiérarchie qui ne l’appuyait point (À
l’exception du nouvellement intronisé,
l’archevêque Serge Miot qui causait du
souci à Washington comme étant «trop
proche du camp d’Aristide.») Comme résultat,
«beaucoup de gens abandonnent
l’Église désillusionnés à cause de sa gestion
de la crise d’Aristide,» peut-on lire
dans ce câble. Des théologiens progressistes de la
libération, tel le Père Gérard Jean-Juste,
dénonçaient la croissante campagne de
déstabilisation de Washington contre
Aristide, et le rôle de soutien qu’y jouait
le Vatican, et «d’après Lingua, l’exploitation
par Aristide de quelques membres
du clergé à des fins de propagande faisait
son effet,» d’écrire Hardt. «Lingua a dit
que les Haïtiens voient ‘une Église divisée,’
avec une partie du clergé appuyant
le parti Lavalas et l’autre contre. Lingua
déplorait cette absence de solidarité
empreinte de désillusion au point où les
gens étaient en train de laisser l’Église en
nombres croissants.» Le problème était, suivant les
propres termes de Lingua, «la présence
– en fait l’omniprésence – d’Aristide,» lit-on
dans ce câble.
Le Vatican est sorti finalement des
coulisses peu de temps après la consommation
du coup d’État le 29 février 2004.
Le 5 mars 2004, l’ambassadeur des
États-Unis au Vatican James Nicholson
a écrit un câble rapportant que le Saint-
Siège n’avait «pas de regrets quant au départ d’Aristide, faisant noter que l’ancien
prêtre avait été un actif défenseur du
vodou.» Nicholson en a été informé par des
membres du personnel de l’ambassade
qui avaient rencontré le vice-ministre
des Affaires étrangères du Vatican, Pietro
Parolin, bien que «depuis le 29 février, le
Vatican n’avait pas émis de commentaire
public officiel au sujet de la démission
d’Aristide.» Néanmoins, «même avant le départ
d’Aristide, le pape Jean Paul II avait lancé
un appel aux Haïtiens ‘pour prendre les
décisions courageuses nécessaires pour
leur pays,’ et avait pressé la communauté
internationale et les organisations d’aide
à faire ce qu’elles pouvaient afin d’éviter
une crise plus grave,» écrivait Nicholson.
«Cela paraissait comme une référence
voilée au départ du pouvoir d’Aristide.» À ce moment-là, Lingua disait
aussi à l’ambassade que le Vatican «ne
voyait d’autre sortie à la crise et pensait
que l’ancien prêtre devait partir.» Le Vatican comprenait qu’il avait
un rôle important à jouer pour consolider
le coup d’État, indiquant qu’il était «prêt à
travailler avec une nouvelle administration
haïtienne de transition pour assurer
une restauration pacifique de l’ordre,»
écrivait Nicholson. Rome disait à ses
évêques «d’exercer une influence apaisante
sur la population,» qui était outragé
du fait du coup d’État. Mais le Pape
comprenait aussi que ses missionnaires
avaient besoin d’acier derrière leurs croix
d’or, de sorte qu’il réclama «une force internationale
[pour] restaurer rapidement
l’ordre en Haiti.»
Gestion des retombées Dans les jours avant même que le coup
d’Etat soit consommé, les gouvernements
qui l’ont soutenu - les Etats-Unis,
la France et le Canada - ont commencé
à introduire «une force internationale» de plusieurs milliers de soldats. Ils ont occupé
militairement Haïti pour les trois mois
à partir du 1er Mars jusqu’au 31 mai
2004, et le 1er Juin, les 9.000 troupes de
la Mission des Nations Unies pour stabiliser
Haïti (MINUSTAH), dirigés par le
Brésil, a pris charge de la «restauration
de l’ordre.» Mais il y eut une réaction d’indignation
contre le coup et l’occupation
par plusieurs pays d’Amérique latine et
des Caraïbes. La CARICOM publia une
déclaration le 3 mars, qui exprimait sa
«consternation et son alarme» au sujet du
coup d’Etat, en notant les «affirmations
publiques faites par le président Aristide
qu’il n’avait pas quitté son poste volontairement » et exigeant «une enquête sous
l’égide des Nations Unies pour clarifier les
circonstances l’ayant conduit à renoncer
à la présidence.» La CARICOM, qui
avait proposé une force internationale
pour protéger le gouvernement d’Aristide
contre les «rebelles» et «rétablir l’ordre»,
a refusé de prendre part à la Force intérimaire
multilatérale de l’après-coup et a
appelé au « retour immédiat » d’Aristide. La CARICOM a également «contesté
la légalité de le manoeuvre soutenu par
les Américains à installer M. [Boniface]
Alexandre comme président», a rapporté The Economist du 4 mars. Le Premier ministre jamaïcain
PJ Patterson, qui était aussi président de la CARICOM, a dit que le coup
d’Etat «crée un précédent dangereux pour
les gouvernements démocratiquement
élus partout, car il favorise l’élimination
des personnes dûment élus à pouvoir par
la puissance de forces rebelles.» Un câble du 9 mars par le Chargé
d’Affaires de Nassau Witajewski donne
un aperçu des réparations de dommages
que Washington a réalisées face au scandale.
Witajewski a fait un rapport au sujet
d’une réunion du 8 mars que lui et son
agent politique avaient eue avec le Dr
Eugene Newry, l’Ambassadeur des Bahamas
à Haïti. Contrairement au Premier ministre Christie et au ministre des
Affaires étrangères Mitchell, l’ambassadeur Newry a été
favorablement disposés envers le coup d’Etat. Peut-être en
raison de ses nombreux «contacts avec l’opposition»,
Newry a été «agréablement surpris par la transition
maintenant en train» en Haïti et a pensé qu’ « il était
un bon signe que le peuple haïtien en générale avaient concentré
leur méfiance et aversion sur l’ex-président, » bien qu’il
ait eu « peur [...] que ce réseau de soutien d’Aristide se
regroupé à temps pour la prochaine série d’élections alors que
la coalition de l’opposition s’effondrerait une fois la "force
négative", c’est-à-Aristide, disparue de la scène comme un
acteur effectif », a écrit Witajewski. (Newry non plus «ne
pensait pas que les tentatives d’Aristide à regagner le soutien
par des rencontres de presse en République centrafricaine [où il
avait été exilé à l’époque] auraient un impact sur les
développements futurs en Haïti.») En conséquence,
Newry « a minimisé les phrases incendiaires contenues dans la
déclaration de la Caricom sur Haïti comme exprimant "de l’alarme
et de la consternation" comme description prosaïque de la
déception des membres » et «a prétendu que la CARICOM
n’est pas "en colère" avec l’implication américaine dans le
départ d’Aristide, mais qu’elle était plutôt “surprise” par la
brusque prise de décision et le manque d’implication de la
Caricom», a déclaré le câble. Newry a aussi prédit «que
la CARICOM sera satisfaite aussi longtemps que son plan d’action
en 10 points reste le fondement de l’après-Aristide en Haïti.»
(Washington mit en place une «Commission tripartite» et
un «Conseil des Sages», comme précédemment proposé par la
CARICOM.) Newry «a conclu [que] la Caricom doit surmonter son
dépit, car “comme un fleuve, les choses doivent avancer”, et
elle a compris que Haïti ne peut pas avancer sans l’aide que
seuls les États-Unis avec le soutien auxiliaire d’autres
“grandes puissances” comme le Canada et la France pouvait offrir
», a déclaré le câble. Newry a dit à l’ambassade ce
que celle-ci voulait entendre, mais Witajewski, dans ses
commentaires, était également conscient que les Bahamas «étaient
peut-être allées trop loin en essayant de donner un tour positif
à la Déclaration sur Haïti de la Caricom le 3 Mars et reflètent
davantage la position de real politik que Les Bahamas prennent
en matière de migration haïtienne que la position plus
idéologique prise par certains autres des membres de la Caricom,
moins touchés». La CARICOM devient réaliste
Le «réalisme» du gouvernement Christie, comme Witajewski
l’a appelé dans ce câble, était apparent dans un autre à partir
du 6 avril 2004, lorsque l’ambassadeur a fait un rapport sur le
rétropédalage du ministre des Affaires étrangères Mitchell lors
d’une réunion-déjeuner tenue le 29 mars. Mitchell «a
poursuivi son programme de minimiser les conséquences d’une
division entre la Caricom et les Etats-Unis sur Haïti», a
écrit Witajewski. «Soulignant de nombreux arguments de
Mitchell était la prémisse que la CARICOM / Les Bahamas ainsi
que les petits pays prennent (et ont le droit de prendre) des
positions de principe tandis que les Etats-Unis s’engagent
nécessairement dans la realpolitik». Mitchell a
déclaré que les pays du nord des Caraïbes comme les Bahamas sont
«conscients de l’importance de leurs relations avec les
Etats-Unis et sont donc plus prudents à équilibrer leurs
intérêts avec la CARICOM et les Etats-Unis» tandis que les
pays du sud des Caraïbes «sont guidés par des considérations
politiques. » Sentant qu’il avait son invité sur la
défensive, Witajewski demanda à Mitchell «de clarifier
l’appel de la Caricom relatif à une enquête sur les
circonstances de la démission d’Aristide, [et] Mitchell a
cherché à minimiser son importance», a déclaré le câble.
Mitchell «a déclaré que personnellement il envisageait
“l’enquête” comme équivalent à la résolution d’une “contestation
de routine de lettres de créances ” d’un gouvernement tel que
cela arrive à l’Assemblée générale des Nations unies ou un autre
comité. » Toutefois, Mitchell a eu la témérité de
dire «que les Etats-Unis avaient réagi de façon excessive à
l’offre de la Jamaïque de laisser l’ex-président Aristide
résider dans le pays et aux déclarations de la Caricom»,
écrit Witajewski. «Il semblait argumenter que la Caricom a le
droit d’exprimer ses opinions et de ne pas en être
nécessairement tenue responsable. Mitchell a également affirmé
que, malgré les flèches verbales de la Caricom en direction des
Etats-Unis à propos des récents événements en Haïti, il y aurait
peu d’impact net sur l’ensemble des relations entre les
Etats-Unis et la Caricom ... aussi longtemps que les États-Unis
n’ont pas “réagiraient pas de façon excessive ”».
Mitchell fait monter les enchères quand il «a insisté que les
Etats-Unis ne devraient pas être concernés par, ou opposés à la
présence d’Aristide dans les Caraïbes », une référence aux
remarques des fonctionnaires de l’administration Bush
qu’Aristide devrait quitter la Jamaïque et l’hémisphère.
Mitchell «a fait valoir qu’une “politique de Bannissement”
serait perçue pour avoir d’historiques connotations raciales
dans les Caraïbes, qui rappelant ainsi aux habitants de la
région l’esclavage et les abus passés.»
Imperturbable, Witajewski «s’est enquis de ce qui se
passerait si Aristide s’avisait de se mêler des affaires
internes haïtiennes et de donner à ses partisans l’impression
qu’il est encore un acteur dans l’avenir d’Haïti», ce dont
il avait parfaitement le droit. Mais Mitchell est immédiatement
devenue défensif et «a été catégorique que la Jamaïque ne
permettrait pas à Aristide de jouer un rôle aussi envahissant et
“traiterait” avec Aristide si une telle situation devait se
présenter», a déclaré le câble. Reprise de
l’offensive Peut-être atteint aussi du «réalisme»
qui a gouverné la politique des Bahamas, d’autres pays ont
offert leur soutien à la campagne américaine contre Aristide.
Par exemple, dans un câble du 22 novembre 2004, la ministre
intérimaire des Affaires étrangères du Guatemala Marta
Altolaguirre a déclaré à l’ambassade au Guatemala qu’elle «acceptait
sans réserve l’évaluation des Etats-Unis» sur Haïti et «a
offert volontairement que son point de vue personnel est
qu’Aristide avait été un "désastre” et ne pourrait jouer aucun
rôle utile dans l’avenir d’Haïti.» Le Nigeria, après
des «consultations » avec Washington, avait également «offert
à l’ex-président haïtien Aristide de trouver refuge au Nigeria
pendant quelques semaines avant de passer à une autre
destination», selon ce qu’explique un câble du 23 mars 2004
de l’ambassade américaine à Abuja. Le câble note que le Nigeria
«a une histoire d’offre d’asile à des dirigeants en fuite»
suite à l’effondrement de dictatures africaines (comme Charles
Taylor, l’ancien homme fort du Liberia). Cela a été une
tentative claire d’associer Aristide avec de tels dirigeants. Après
le départ d’Aristide de Jamaïque pour l’exil en Afrique du Sud
le 30 mai 2004, le gouvernement américain a travaillé des heures
supplémentaires pour le garder hors d’Haïti et même de
l’hémisphère, faisant de lui un prisonnier virtuellement en exil,
même si la Constitution haïtienne et le droit international
stipulent que chaque citoyen haïtien a le droit de vivre dans
son pays natal. Lorsque le président dominicain Lionel
Fernandez avait suggéré dans un communiqué lors d’une conférence
hémisphérique neuf mois après le coup d’Etat qu’Aristide devait
revenir et jouer un rôle dans la démocratie en Haïti, les
Etats-Unis ont réagi avec colère, disant dans un câble que
Fernandez avait «fait un vrai faux pas en préconisant
l’inclusion de l’ancien président Jean Bertrand Aristide dans le
processus.» L’ambassadeur américain en République
dominicaine a «réprimandé» Fernandez «en le prenant à
part lors d’une activité sociale.» «Aristide était
à la tête d’un gang violent impliqué dans le trafic de
stupéfiants et avait dilapidé toute la crédibilité qu’il avait
pu avoir autrefois,» lui a dit l’ambassadeur américain
Hertell, selon un câble du 16 novembre 2004. «Personne
ne m’a donné aucune information à ce sujet,» a répondu
Fernandez . Aucune accusation n’a jamais été déposée
contre Aristide pour trafic de drogue, bien que l’ancien avocat
d’Aristide Ira Kurzban affirme que Washington a dépensé des
dizaines de millions pour monter un tel dossier. Sous la
rubrique «Aristide Movement Must Be Stopped» dans un
câble d'août 2006, l’ambassadeur américain en Haïti, Janet
Sanderson a décrit comment l’ancien diplomate guatémaltèque
Edmond Mulet, chef de la MINUSTAH, «a exhorté les Etats-Unis
à intenter un’action en justice contre Aristide pour empêcher
l’ancien président d’avoir plus d’impact sur la population
haïtienne et de retourner en Haïti.» À la demande de
Mulet, le Secrétaire général Kofi Annan a exhorté le président
sud-africain «à s’assurer qu’Aristide reste en Afrique du Sud»,
où Aristide et sa famille vivaient sous un arrangement avec le
gouvernement de ce pays. En 2005, le parti politique
d’Aristide la Famille Lavalas a planifié de grandes
manifestations pour marquer son anniversaire. L’ambassadeur
américain en France a rencontré le diplomate français Gilles
Bienvenu à Paris pour discuter de la possibilité du retour
d’Aristide. «Bienvenu a déclaré que le GOF [gouvernement de
la France] partageait notre analyse sur les implications d’un
retour d’Aristide en Haïti, qualifiant de “catastrophiques” les
répercussions probables. Manifestant initialement de la prudence
au sujet d’une démarche de la France auprès du SARG [transmettre
le message au gouvernement sud-africain], Bienvenu a noté
qu’Aristide n’était pas un prisonnier en Afrique du Sud et
qu’une telle action pourrait “créer des difficultés”. »
L’ambassadeur américain Craig Stapleton a rapidement surmonté la
réticence de Bienvenu. Bienvenu a accepté de relayer au
gouvernement sud-africain des «préoccupations communes»
américains et français, sous le «prétexte» (c.à.d menace
voilée) que «comme un pays désireux d’obtenir un siège au
Conseil de sécurité de l’ONU, l’Afrique du Sud ne pouvait se
permettre en aucune manière d’être impliqué dans la
déstabilisation d’un autre pays.» Le Français est
allé encore plus loin, selon un câble du 1er juillet 2005: «Bienvenu
a spéculé sur exactement comment Aristide pourrait revenir,
voyant une occasion possible de le gêner dans la logistique
d’atteindre Haïti», a écrit Stapleton. «Si Aristide
voyage sur un vol commercial commercialement, a pensé Bienvenu,
il aurait probablement besoin de certains pays de transit afin
d’atteindre Haïti. Bienvenu a suggéré une démarche auprès des
pays de la CARICOM [Communauté des Caraïbes] par les USA et l’UE
pour les mettre en garde de façon à ne faciliter aucun voyage ou
d’autres plans que pourrait avoir Aristide. Il a spécifiquement
recommandé de parler à la République dominicaine, qui pourrait
être directement impliquée dans une tentative de retour.»
Cinq jours plus tard à Ottawa, deux fonctionnaires de la
diplomatie canadienne ont rencontré le personnel de l’ambassade
des Etats-Unis. «“Nous sommes sur la même longueur d’onde” en
ce qui concerne Aristide,» a affirmé une Canadienne, selon
le câble du 6 juillet. «Même avant ces dernières rumeurs,
a-t-elle dit, le Canada avait une position claire dans
l’opposition au retour d’Aristide». Canada a partagé
le message avec «toutes les parties ... en particulier les
pays de la CARICOM , » aussi bien avec l’Afrique du Sud.
Mais «les Sud-Africains auraient demandé si il est juste
d’encourager Lavalas de participer aux élections sans leur
leader le plus important étant sur le terrain », a déclaré
le câble. «Ils ne sont pas convaincus de la bonne volonté de
ceux qui exclurait qu’il soit là.» L’exclusion
d’Aristide d’Haïti de l’après-coup des élections était
indispensable, parce que Washington était pleinement conscient
de sa popularité continue. Citant une enquête d’août 2004,
l’ambassadeur américain James Foley a admis dans un câble
confidentiel du 22 mars 2005 que le sondage «montre que
Aristide était encore la seule figure en Haïti avec une taux de
favorabilité dessus de 50%» et donc «l’ombre d’Aristide
continue à couvrir le mouvement.» Alors le dilemme de
l’ambassade a été la façon de garder Aristide en exil, mais
encore mobiliser la base Lavalas parce que, comme Foley a noté,
le degré «à laquelle la circonscription Lavalas participe à
l’élection sera un facteur important dans la légitimité des
élections, et nous sommes donc en train de suivre l’évolution au
sein du mouvement de près.» Ils ont trouvé une solution à
leur dilemme dans l’homme autrefois considéré comme le «jumeau»
d’Aristide: René Préval. Préval reste amer
Le gouvernement de facto qui a suivi le coup d’État contre
Aristide et persécuté ses partisans s’était résolument opposé à
son retour. Ensuite René Préval, ex-Premier ministre en 1991
sous Aristide, a émergé comme le favori pour la Présidence aux
élections de 2006 en Haiti. Timothy Carney, le chargé
d'affaires des
États-Unis, était rassuré du fait que «dans tous ses échanges
privés, Préval a de façon constante rejeté toute autre
association avec Aristide et Lavalas, et a dénoncé amèrement
Aristide au cours de conversations avec le chargé d’Affaires et
d’autres fonctionnaires de l’Ambassade.» Dans son
profil de Préval en décembre 2005, Carney opinait ainsi: «Nous
ne voyons pas de signes crédibles que Préval soit prêt à se
réconcilier avec Aristide ou des leaders Lavalas.» En
public, Préval soutenait qu’Aristide était libre d’exercer son
droit constitutionnel de retour en Haiti. Les partisans de
Lavalas votèrent en masse pour lui, s’attendant à ce qu’il
facilite le retour au pays d’Aristide. Il n'a pas facilité le
retour. L’année suivante,
Préval commença à s’inquiéter à l’effet que Lavalas allait
dominer les prochaines élections législatives, prendre le
contrôle du gouvernement et ouvrir la voie pour le retour
d’Aristide. Il fit une rencontré avec Marc Bazin, un ex-économiste
de la Banque mondiale, ex-candidat à la Présidence, et
partenaire de longue date-de l’ambassade des États-Unis, qui
rapporta la conversation au chargé d'affaires Thomas Tighe. «Préval paraissait
préoccupé avec Aristide, pour demander l’avis de Bazin, »
écrivait Tighe dans un câble de septembre 2006. « (Bazin
a suggéré à Préval de se rendre en Afrique du Sud pour dire à
Aristide personnellement que la situation politique était trop
délicate pour son retour. Préval lui répondait que ‘les
étrangers’ ne pourraient jamais supporter de le voir aller
visiter Aristide. C’était là, nous croyons bien, un moyen pour
Préval d’écarter un conseil particulièrement de très mauvais
goût de la part de Bazin.)» Quand les rumeurs ont
couru qu’Aristide allait s’installer au Venezuela, Préval de
dire à l’ambassadeur Sanderson «qu’il ne voulait voir Aristide ‘nulle
part dans l’hémisphère,’» notait-elle dans un câble en
date du 28 octobre 2008. Les États-Unis se faisaient du souci
mais ne prêtaient pas foi quant à la crédibilité de ces rumeurs.
Point de changement dans la politique de Washington de vouloir
bloquer le retour d’Aristide avec l’arrivée du gouvernement
Obama. Aristide lui-même tenait une conférence de presse le
lendemain du tremblement de terre du 12 janvier 2010, annonçant
vouloir rentrer dans son pays pour apporter son aide à la
reconstruction d’Haiti. «En ce qui nous concerne, nous sommes
prêts à partir aujourd’hui, demain, à n’importe quel moment pour
nous joindre au peuple haïtien, partager leurs souffrances,
aider à reconstruire le pays, partir de la misère pour arriver à
la pauvreté avec dignité,» déclarait-il, presqu’en larmes.
Vatican se joint au combat L’assistant chef de
Mission (DCM) à l’ambassade des États-Unis rencontrait quelques
jours plus tard son vis-à-vis au Vatican pour discuter du
tremblement de terre et des préparatifs de secours. Un câble du
20 janvier indique que «Dans des discussions avec le DCM au
cours des derniers jours, de hauts fonctionnaires dus Vatican
ont dit être inquiets concernant les informations provenant des
médias à l’effet que le dirigeant haïtien renversé – et ancien
prêtre – Jean- Bertrand Aristide désirait retourner Haiti...
L’assesseur du Vatican (équivalent d’assistant chef de cabinet),
Mgr. Peter Wells, déclarait que la présence d’Aristide
détournerait l’attention des efforts pour les secours et et
pourrait s’avérer déstabilisatrice. » Msgr. Ettore
Balestrero, le sous-secrétaire pour les relations avec les
États, appela
l’archevêque Bernardito Auza en Haiti, qui «acquiesça
ostensiblement que le retour d’Aristide serait un désastre.»
Le Vatican «alors fit parvenir les vues d’Auza à l’archevêque
Greene en Afrique du Sud, lui demandant par la même occasion de
trouver un moyen de faire savoir ce message à Aristide de façon
convaincante. DCM suggéra que Greene en fît de même avec ce
message auprès du SAG [Gouvernement sud-africain].»
Les efforts faits par les États-Unis pour empêcher Aristide de
retourner en Haiti ont continué jusqu’au jour même où il allait
prendre l’avion qui allait le ramener à Port-au-Prince. Le
secrétaire général de l’ONU Ban-Ki Moon et le président Obama,
tous deux ont téléphoné au président sud-africain Jacob Zuma
pour lui demander d’empêcher Aristide de laisser l’Afrique du
Sud avant le dernier tour de l’élection le 20 mars, d’après le
Miami Herald. «L’ex président Aristide a choisi
de rester hors d’Haiti pour sept ans,» déclarait le porte-parole
du Département d’État Mark Toner à des journalistes quelques
jours avant qu’Aristide prenne l’avion, faisant ainsi écho à la
prétention du gouvernement Bush à l’effet qu’Aristide avait «choisi»
de laisser Haiti de son propre chef. «Un retour cette
semaine ne pouvait qu’être considéré comme un choix conscient
d’influencer les élections haitiennes, » disait Toner, comme
si Aristide n’avait pas le droit de le faire alors que les
États-Unis, qui virtuellement en dictaient les résultats, le
faisaient eux. «Nous voudrions incessamment inviter
l’exprésident Aristide à retarder son retour jusqu’après la
conclusion du processus électoral, pour permettre au peuple
haïtien de voter dans un climat paisible. Un retour avant ces
élections peut potentiellement être déstabilisateur pour le
processus politique.» Un accueil de héros
Le retour d’Aristide n’aura rien provoqué de la sorte. «Le
problème c’est l’exclusion, la solution c’est l’inclusion,»
de dire Aristide au cours d’un bref discours à l’aéroport après
l’atterrissage, ne faisant pour toute référence, cependant de
façon oblique, aux élections auxquelles on avait interdit la
participation de son parti: «L’exclusion de Fanmi Lavalas
c’est l’exclusion de la majorité.» Deux jours plus
tard, le second tour de l’élection en Haiti s’est déroulé sans
un pépin, avec cependant un record historique de faible
participation des Haïtiens. Certains bureaux de vote à Port-au-
Prince étaient vides, avec des tas de bulletins éparpillés au
sol, des heures avant la fermeture. Moins de 24% des électeurs
enregistrés s’étaient déplacés pour aller voter. Au lever
du soleil le matin du retour d’Aristide à Port-au-Prince, rien
ne semblait sortir de l’ordinaire. Un mécanicien de 42 ans,
Toussaint Jean, était venu de l’autre extrémité de la ville avec
quelques amis pour se tenir derrière la chaîne servant de
clôture à l’aéroport. «La masse des gens ne s’est pas
réellement mobilisée,» disait-il à un journaliste, «car
pendant trois jours on n’a pas arrêté de dire qu’il arrive, mais
les Américains font pression, et nous pensons qu’il ne pourra
pas revenir bientôt. Aujourd’hui vous ne voyez pas beaucoup de
gens. Ils sont dans le doute – vient-il, ne vient-il pas?»
Au moment où Aristide avait touché terre et terminé son discours,
ils étaient peut-être 10 000 (les estimations varient) à s’être
rassemblés devant l’aéroport, manifestant leur enthousiasme,
courant le long du cortège et agitant des drapeaux haïtiens et
des pancartes avec la photo d’Aristide, pour ensuite escalader
la clôture entourant sa demeure. Ils s’élançaient dans la cour
jusqu’à ce qu’il n’y eût plus de place pour bouger. La foule
grimpait même sur le toit. Assis dans un SUV à quelque
six mètres de la porte de sa maison réparée en toute hâte mais
tout à fait vide («les rebelles» l’avaient pillée après
le coup d’État), Aristide et sa famille ont attendu qu’un groupe
de policiers haïtiens leur fraient un semblant de passage à
travers la foule. Sa femme et ses deux filles ont d’abord émergé
de la voiture pour se glisser dans la maison. Finalement
Aristide, vêtu d’un costume bleu, s’est mis debout dans la
portière du véhicule pour saluer en agitant les bras. La foule a
hurlé d’excitation et s’est agglutinée autour de lui. Le passage
vers l’entrée n’était plus visible. Les membres de sa sécurité
l’ont soulevé et poussé à travers cette mer de monde jusqu’au
seuil de la maison, où il a sauté comme un coq, serrant ses
lunettes dans ses mains. Après un coup d’État, le
kidnapping, l’exil, des intrigues diplomatiques, et un accueil
triomphal, Aristide était finalement chez lui. Traduit
de l’anglais par Guy Roumer. |